action en contrefaçon;

Contrefaçon : à partir de quand peut-on porter plainte ?

La prescription en matière de contrefaçon de droit d’auteur constitue l’un des terrains les plus sensibles et débattus du contentieux de la propriété intellectuelle.

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Elle met en tension deux impératifs juridiques essentiels : d’une part, la nécessité d’assurer aux créateurs une protection effective et durable de leurs œuvres, et d’autre part, l’exigence de sécurité juridique des exploitants, qui doivent pouvoir compter sur une limitation dans le temps des risques de poursuites.

Ce conflit d’intérêts est d’autant plus aigu que la contrefaçon n’est pas une infraction figée : elle peut prendre des formes variées et se déployer dans la durée. Reproduire une œuvre sans autorisation, la diffuser auprès du public, la mettre en ligne sur une plateforme numérique ou encore la commercialiser sur différents supports constituent autant d’actes qui, bien que liés, ne sont pas nécessairement identiques.

Or, le droit commun de la prescription, fixé par l’article 2224 du Code civil, prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».


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Cette formulation, apparemment simple, soulève de redoutables difficultés lorsqu’elle est appliquée aux atteintes au droit d’auteur. En effet, doit-on considérer que la prescription commence à courir dès le moment où l’auteur a eu connaissance de la première atteinte, de sorte que toutes les exploitations ultérieures ne constituent qu’un prolongement d’un acte initial ?

Une telle approche, si elle présente l’avantage de la clarté et de la sécurité juridique, risque cependant de priver l’auteur de toute possibilité d’agir alors même que son œuvre continuerait d’être exploitée sans son accord, parfois pendant de longues années. À l’inverse, faut-il admettre que chaque acte d’exploitation illicite, pris isolément, ouvre un nouveau délai de prescription ?

Cette conception, plus favorable aux titulaires de droits, permet de sanctionner la persistance d’atteintes renouvelées, mais elle conduit mécaniquement à un risque contentieux qui se prolonge dans le temps, ce qui fragilise la prévisibilité des exploitants.

Cette tension théorique s’est cristallisée dans de nombreux débats doctrinaux et décisions jurisprudentielles, oscillant entre une vision restrictive et une vision extensive du point de départ de la prescription.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation, première chambre civile, le 3 septembre 2025, illustre parfaitement l’importance et l’actualité de cette question. Opposant les auteurs du générique de la série animée Code Lyoko au groupe international The Black Eyed Peas, accusé d’avoir copié leur œuvre dans la chanson Whenever, ce contentieux a fourni à la

Haute juridiction l’occasion de préciser sa position. Alors que la cour d’appel de Paris avait jugé l’action prescrite au motif que les demandeurs avaient eu connaissance de la contrefaçon dès 2011, la Cour de cassation a au contraire retenu que chaque acte distinct de contrefaçon devait être considéré comme un fait générateur autonome, ouvrant un nouveau délai de prescription.

Ainsi, la haute juridiction confirme que la contrefaçon ne saurait être enfermée dans un acte unique et que, lorsqu’elle s’inscrit dans la durée, elle doit être appréhendée comme une pluralité d’atteintes, chacune susceptible de fonder une action en justice.

I – La consécration d’un principe de pluralité des points de départ

A – La clarification par la Cour de cassation du texte de l’article 2224 du Code civil

La Cour de cassation fonde sa solution sur l’article 2224 du Code civil, qui pose la règle générale : « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Cette formulation autorise une double lecture : une lecture « globale » (le titulaire connaît une atteinte => le délai court et éteint toute action future liée à la même affaire) et une lecture « atomisée » (chaque fait générateur distinct ouvre son propre délai). L’arrêt du 3 septembre 2025 tranche en faveur de la seconde lecture lorsque la contrefaçon résulte d’une succession d’actes distincts (reproduction, représentation, diffusion), et non d’un acte unique se prolongeant dans le temps.

  • Lecture littérale et téléologique de l’article 2224.

Littéralement, le texte vise les « faits » : il paraît naturel d’identifier comme faits distincts des actes différents (copie, mise en vente, mise en ligne, représentation).

Téléologiquement, l’objet de la prescription est d’équilibrer la sécurité juridique et la protection des droits : reconnaître un point de départ par acte distinct permet d’assurer la protection effective de l’auteur dans un environnement de diffusion continue (notamment numérique) sans pour autant supprimer, en principe, la prévisibilité pour l’exploitant.

  • La distinction acte unique / actes distincts.

Un acte unique s’analyse lorsqu’une opération juridique ou matérielle unique produit un effet qui se prolonge (par ex. une reproduction illicite dont l’effet de mise sur le marché persiste).

A contrario, un acte distinct correspond à une nouvelle opération de mise en circulation (réédition, remise en vente, mise en ligne sur une nouvelle plateforme, nouvelle représentation publique, nouvelle duplication). Chacun de ces actes est susceptible de générer un préjudice autonome et donc d’ouvrir un nouveau délai de prescription.

  • La règle de la « connaissance » : subjectivité / objectivité.

La prescription ne court pas ipso facto à la première publicité de l’acte ; elle court à compter du jour où le titulaire a connu ou aurait dû connaître le fait. Cette double formule introduit une comparaison entre l’élément subjectif (connaissance réelle) et l’élément objectif (connaissance présumée ou que le titulaire aurait dû avoir si des recherches diligentes avaient été faites).

La mise en demeure est un indice probant de la connaissance : lorsqu’une mise en demeure a été envoyée (comme ici la mise en demeure du 30 décembre 2011), elle constitue souvent la preuve que le titulaire avait connaissance d’un acte donné. Mais la Cour admet que, malgré une mise en demeure ancienne, des actes postérieurs distincts intervenant dans les cinq années précédant l’action restent contestables.

  • Concordance avec la réalité économique et technologique.

La solution rendue par la Cour prend en compte la réalité de la diffusion contemporaine des œuvres : la numérisation, le streaming, les rééditions et les multiplateformes rendent possible la survenance fréquente d’actes distincts. Adapter l’interprétation de la prescription à cette réalité protège l’effectivité du droit d’auteur.

En somme, la Cour retient une méthode d’interprétation strictement textuelle mais aussi pragmatique : elle applique mot à mot l’article 2224 en faisant de « faits » des actes matériels/juridiques distincts, et non un continuum indifférencié.

B – La mise en échec du raisonnement restrictif de la cour d’appel de Paris

La Cour casse l’arrêt de la cour d’appel qui avait assimilé les actes ultérieurs à un simple « prolongement ». Elle considère que la cour d’appel a méconnu l’article 2224 en n’examinant pas si certains actes de diffusion, intervenus moins de cinq ans avant l’introduction de l’action, étaient constitutifs d’actes distincts ouvrant un nouveau point de départ. De cette cassation découlent des questions pratiques et des limites qu’il importe de circonscrire.

  • Critères jurisprudentiels et factuels pour distinguer un acte distinct :

Pour savoir si une action est prescrite ou non pour tel acte, le juge devra désormais se livrer à une appréciation factuelle précise. Parmi les critères raisonnablement déployés :

La nature juridique de l’acte : reproduction (enregistrement master), représentation (concert, diffusion radio), distribution (mise en vente d’un album), mise à disposition/streaming (plateforme numérique) — si la nature diffère, l’acte est souvent distinct.

La temporalité : l’acte est intervenu à une date postérieure et identifiable distinctement (réédition, sortie sur une nouvelle plateforme, réédition d’un single).

La portée matérielle / territoriale : une nouvelle exploitation dans un territoire jusque-là non concerné peut constituer un acte distinct.

L’existence d’un nouvel acte contractuel ou commercial : par exemple, la signature d’un nouvel accord d’édition, la conclusion d’un nouveau contrat de distribution ou la délivrance d’une licence postérieure à la première exploitation.

Les modifications techniques ou éditoriales : remastering, remix, inclusion dans une compilation, ou un nouveau pressage avec un ISRC/identifiant différent peuvent être appréciées comme actes distincts.

  • Limites et zones d’incertitude :

Risque d’insécurité juridique pour l’exploitant : reconnaître une pluralité de points de départ augmente l’exposition à des actions pour des actes anciens mais récents dans leur forme (ex. streaming ancien remis en avant).

La difficulté de preuve : l’auteur doit établir la date de l’acte contesté et la date à laquelle il en a eu connaissance ; l’exploitant peut, au contraire, produire des documents (contracts, licences, registres de distribution) pour soutenir que l’acte ne constitue pas une nouvelle exploitation.

Délimitations techniques : qu’est-ce qui suffit pour constituer un « nouvel acte » sur une plateforme numérique ? Une simple disponibilité continue peut être qualifiée de prolongation ; une mise en ligne nouvelle — par exemple sur Spotify en 2017 — pourra être considérée comme acte distinct si elle est datée et distincte de la mise en ligne initiale.

Question de la réparation et du cumul des préjudices : si chaque acte distinct ouvre une action, se pose la question des demandes cumulées pour un même préjudice persistant (dédoublement du quantum, compensation, etc.). Les juridictions devront veiller à éviter les réparations « cumulatives » injustifiées pour un même dommage continu.

  • Retombées procédurales immédiates :

La censure par la cour d’appel montre que le juge du fond doit rechercher et motiver sur l’existence ou non d’actes postérieurs non prescrits : l’appréciation doit être précise et étayée.

Le rôle des preuves techniques (logs des plateformes, certificats de mise en ligne, numéros de diffusion, ISBN/ISRC, dates de pressage) devient central.

Les sociétés de gestion collective (SACEM ici) ont un intérêt à agir et à intervenir, car elles sont souvent les seules à pouvoir obtenir certains éléments de preuve et à exercer des actions collectives.

Ainsi, la solution de la Cour institue une règle protectrice des titulaires, mais renvoie aux juges du fond la lourde tâche d’opérer des découpages factuels parfois complexes pour qualifier la nature des actes.

II – Les implications pratiques de la solution adoptée

A – Un renforcement de la protection des auteurs et titulaires de droits

L’arrêt a pour effet concret d’imposer aux titulaires de droits (auteurs, éditeurs, sociétés de gestion) d’adapter leurs pratiques pour préserver leurs prérogatives et leur capacité d’action.

  • Surveillance et preuve

Veille active : mettre en place une surveillance des usages (alertes plateformes, services de monitoring, identification ISRC/metadata). Le titulaire doit pouvoir dater précisément les actes de diffusion.

Conservation des preuves : recueillir et conserver copies des pages de plateformes (avec horodatage), certificats de mise à disposition, bordereaux de vente, bons de livraison, logs d’agrégateurs, factures de distribution. Les preuves numériques doivent être horodatées et, si possible, certifiées (envoi d’email de notification, recours à huissier pour constats techniques).

Expertises techniques et musicologiques : faire réaliser rapidement une expertise comparative pour établir la similarité / le caractère contrefaisant et la date probable de reproduction.

  • Tactique procédurale

Mises en demeure ciblées et régulières : adresser des mises en demeure chaque fois qu’un nouvel acte distinct est découvert. Les mises en demeure restent une preuve essentielle de la connaissance d’un acte mais, en pratique, il est stratégique d’en multiplier l’usage pour marquer la date de connaissance des différentes exploitations.

Actions sélectives : viser spécifiquement les actes non prescrits (ceux intervenus dans les cinq années précédant l’action). Le demandeur peut, parallèlement, faire valoir devant le juge la survenance d’actes nouveaux et demander une consolidation de preuves.

Saisine de référés : en cas d’acte récent (mise en ligne récente), solliciter des mesures d’urgence (injonctions de retrait, saisie-contrefaçon) pour interrompre l’exploitation et sécuriser les preuves.

Recours aux sociétés de gestion collective : au-delà de l’action individuelle, la SACEM et autres peuvent intervenir pour protéger des droits voisins (perception des droits, actions collectives). Leur intervention peut permettre d’obtenir des informations de plateforme auxquelles l’auteur n’a pas accès.

  • Positionnement stratégique

Choix du périmètre de la demande : l’auteur doit identifier clairement quels actes postérieurs il entend contester et pour quelles périodes il sollicite réparation.

Prendre en compte la charge émotionnelle et financière : multiplier les procédures contre chaque plateforme ou distributeur peut être coûteux ; il est parfois opportun de prioriser les cibles (plateformes majeures, distributeurs principaux, exploitants commerciaux).

En définitive, l’arrêt rend la prévention et la preuve déterminantes : la capacité à démontrer la date d’un acte distinct et la date de sa connaissance conditionne l’exercice effectif du droit d’action.

B – Une limite à la sécurité juridique des exploitants

La décision, si elle renforce la protection des titulaires, pose des défis sérieux aux exploitants (mais aussi aux juridictions). Il convient d’en tirer des enseignements pratiques et doctrinaux.

  • Obligations et stratégies pour les exploitants

Rigueur des titres et des licences : tenir des registres détaillés prouvant la date d’acquisition des droits, les étendues territoriales et temporelles des licences, et les clauses d’indemnité. En cas de litige, produire ces éléments sera la clef pour démontrer l’absence de faute ou la bonne foi.

Mise en place de process internes : procédures de clearance avant chaque nouvelle exploitation (vérification des métadonnées, contrôle de chaines d’acquisition).

Gestion des plateformes : imposer, par contrat, aux agrégateurs des obligations de traçabilité et des garanties d’absence d’atteinte aux tiers ; prévoir des mécanismes d’indemnisation.

Politique proactive de retrait et de coopération : agir promptement pour retirer des contenus litigieux lorsqu’un risque est identifié afin de limiter l’étendue du préjudice et l’exposition financière.

  • Réflexion doctrinale et propositions d’encadrement

Recherche d’un équilibre entre protection et sécurité juridique. La solution de la Cour est adaptée aux réalités numériques, mais elle accroît l’incertitude procédurale. La doctrine peut proposer des critères plus précis pour la qualification d’« acte distinct » (liste non exhaustive : nouvelle mise en ligne, nouvelle exploitation commerciale, modification technique ou territoriale), afin d’offrir aux juges des repères.

Rôle des règles de procédure : exiger que les demandes en contrefaçon identifient précisément les actes visés (dates, supports, zones géographiques) pour limiter les assauts fragmentaires et la multiplication des actions redondantes.

Propositions législatives ou réglementaires : législateurs ou régulateurs pourraient proposer des clarifications — par exemple prévoir, pour les infractions liées aux flux numériques, une règle particulière précisant quand une mise à disposition continue constitue un acte distinct. Cela irait dans le sens de la sécurité juridique, sans forcément affaiblir la protection des auteurs.

Mécanismes alternatifs de résolution : encourager les procédures de règlement amiable ou les mécanismes d’expertise rapide (expertise musicale mandatée par le juge, référés-probatoires) pour trancher vite les questions de date et d’ampleur des actes.

  • Effets sur la stratégie contentieuse générale

Multiplication des contentieux ciblés : l’arrêt peut conduire à des actions plus fréquentes, mais plus ciblées (demander réparation pour tel acte récent au lieu de prétendre globalement sur l’ensemble d’un album).

Accent sur la preuve technique : le litige se déplacera vers l’analyse des preuves numériques et la capacité des juridictions à apprécier des éléments techniques (horodatages, logs, métadonnées). Il est donc crucial que les juges disposent de moyens d’expertise adaptés.

Pour lire un article plus complet sur le point de départ de l’action en contrefaçon, cliquez

Sources :

  1. Article 2224 – Code civil – Légifrance
  2. Cour de cassation, 1re chambre civile, 3 septembre 2025, n° 23-18.669 | Doctrine
  3. Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 15 novembre 2023, 22-23.266, Publié au bulletin – Légifrance

Parasitisme : un quasi droit de propriété intellectuelle ?

Le parasitisme est un concept juridique qui suscite un intérêt croissant au sein des débats contemporains sur la propriété intellectuelle. Il se définit comme la pratique consistant à tirer profit des efforts, de la réputation ou du savoir-faire d’autrui, sans autorisation ni contrepartie, ce qui soulève des questions fondamentales sur les limites de la protection des droits intellectuels et de la concurrence loyale.

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En effet, dans un monde où l’innovation et la créativité sont des moteurs essentiels de la croissance économique, le phénomène du parasitisme met en lumière les tensions qui peuvent exister entre la protection des droits d’auteur, des marques et des brevets d’une part, et le besoin de garantir une concurrence saine et loyale sur les marchés d’autre part.

Historiquement, le parasitisme est souvent associé à des pratiques telles que le « free riding », où un acteur économique profite des investissements d’un concurrent sans en assumer les coûts. Ce phénomène est particulièrement prévalent dans les secteurs où la notoriété et l’image de marque jouent un rôle clé, tels que la mode, la musique ou encore le cinéma. Par exemple, dans l’affaire « L’Oréal SA c. Bellure NV » (2009), la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la question de savoir si l’utilisation de noms de marque similaires pour des produits contrefaits pouvait constituer un acte de parasitisme. La Cour a jugé que la protection de la réputation d’une marque contre le parasitisme est essentielle pour préserver la confiance des consommateurs et garantir une concurrence loyale.


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L’impact du parasitisme ne se limite pas à la sphère économique ; il s’étend également à des questions de morale et d’éthique, remettant en question les valeurs fondamentales qui devraient guider les relations commerciales. Par exemple, la jurisprudence française a caractérisé et condamné la faute de parasitisme des sociétés Phoenix et Intersport, qui ont indûment capté la valeur économique identifiée et individualisée, fruit des investissements des sociétés Decathlon. Cette décision illustre comment le parasitisme peut nuire non seulement à la réputation d’une entreprise, mais également à l’ensemble d’un secteur, en faussant les règles du jeu concurrentiel.

Dans le cadre du droit français, le parasitisme est souvent considéré comme une atteinte à la concurrence déloyale, qui se manifeste par des actes de déloyauté à l’égard des concurrents. Selon l’article 1240 du Code civil, « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. ».

Cette disposition légale a été interprétée par la jurisprudence pour inclure des comportements parasitaires. Par exemple, dans un arrêt de la Cour de cassation, la cour a condamné une société qui avait imité le packaging d’un produit emblématique d’un concurrent, arguant que cette imitation avait pour but de profiter de la notoriété de la marque imitée, constitutive d’un acte de parasitisme.

En outre, le parasitisme soulève des questions complexes concernant la frontière entre l’imitation licite et illicite. La jurisprudence a développé des critères permettant d’évaluer la légitimité des pratiques commerciales, prenant en compte des éléments tels que l’originalité de l’œuvre, la notoriété de la marque en question et le risque de confusion dans l’esprit du consommateur. Cela témoigne d’un équilibre délicat à établir entre la protection des droits des créateurs et l’encouragement d’une saine concurrence sur le marché.

Ainsi, le parasitisme peut être perçu comme un quasi-droit de propriété intellectuelle, dans la mesure où il engendre des droits et des obligations pour les acteurs économiques. Il pose la question de savoir si la simple imitation ou l’exploitation des efforts d’autrui peut être justifiée au nom de la concurrence, ou si, au contraire, elle doit être réprimée pour protéger les droits des créateurs et des innovateurs. Cette interrogation est d’autant plus pertinente à l’heure où les nouvelles technologies et les plateformes numériques modifient les dynamiques du marché, rendant la détection et la répression du parasitisme plus complexes que jamais.

Le parasitisme représente un enjeu majeur dans le domaine du droit de la propriété intellectuelle. Il remet en question les fondements mêmes de la protection juridique des créations et des innovations, tout en mettant en lumière les enjeux de la concurrence sur un marché globalisé. La recherche d’un équilibre entre la protection des droits des créateurs et la préservation d’une concurrence loyale demeure un défi constant pour les juristes, les législateurs et les acteurs économiques, dans un contexte où les pratiques commerciales évoluent rapidement.

I. Le parasitisme : définition et fondements juridiques

A. Notion de parasitisme et distinctions avec d’autres concepts juridiques

  1. Définition et caractéristiques du parasitisme

Le parasitisme, dans le contexte du droit de la propriété intellectuelle et de la concurrence, se réfère à une pratique où une entreprise ou un individu exploite les efforts, la créativité ou la renommée d’un tiers, sans lui accorder de compensation ou de reconnaissance appropriée.

Cette conduite est souvent perçue comme une forme de concurrence déloyale, car elle s’appuie sur le travail et la réputation d’autres pour s’engager dans des pratiques commerciales profitables, tout en minimisant ou en ignorant les contributions initiales du créateur. En pratique, le parasitisme se manifeste souvent par la reproduction ou l’imitation d’un produit, d’une marque ou d’une œuvre sans autorisation. Cela peut inclure, par exemple, l’utilisation d’un slogan publicitaire qui a été popularisé par un concurrent, ou le lancement d’un produit qui imite de manière frappante le design d’un produit déjà établi sur le marché.

Ce comportement soulève des questions éthiques et juridiques, car il remet en cause les principes de loyauté et d’équité qui devraient régir les relations commerciales. Un exemple emblématique dans la jurisprudence française est l’affaire « L’Oréal c. Bellure », où la Cour de cassation a reconnu que des produits contrefaisant des marques célèbres pouvaient constituer un acte de parasitisme, car ils tiraient parti de la notoriété et des efforts publicitaires de L’Oréal. La Cour a affirmé que Bellure avait agi de manière déloyale en exploitant la réputation de L’Oréal pour promouvoir ses propres produits, sans en avoir créé la valeur ajoutée.

  1. Distinction entre parasitisme, contrefaçon et concurrence déloyale

Il est essentiel de distinguer le parasitisme des concepts de contrefaçon et de concurrence déloyale, bien que ces notions soient souvent interconnectées.

La contrefaçon, par définition, se réfère à l’utilisation non autorisée d’une œuvre protégée par des droits d’auteur, une marque déposée ou un brevet. Cela implique généralement une violation directe d’un droit de propriété intellectuelle établi, ce qui n’est pas toujours le cas dans le parasitisme. En effet, le parasitisme peut se produire dans des situations où il n’existe pas de droits formels en jeu.

La concurrence déloyale, quant à elle, englobe un éventail plus large de comportements commerciaux inéquitables, incluant la diffamation, la désinformation sur un concurrent ou encore l’usage de moyens déloyaux pour capter une clientèle.

Le parasitisme peut être considéré comme une sous-catégorie de la concurrence déloyale, se concentrant spécifiquement sur l’exploitation injuste de la réputation ou des efforts d’un concurrent. Un exemple illustratif pourrait être celui d’une entreprise qui lance un produit similaire à celui d’un concurrent, mais sans copier directement le design ou le slogan. Si cette entreprise parvient à attirer des clients en s’appuyant sur la notoriété de son concurrent, elle pourrait être accusée de parasitisme, même si elle ne viole pas de droits de propriété intellectuelle.

La jurisprudence française a reconnu cette distinction, notamment dans l’affaire « Société des Éditions Louis VUITTON c. A. B. », où la Cour a souligné que le simple fait de s’inspirer d’un produit reconnu ne constitue pas nécessairement un acte de contrefaçon, mais peut relever du parasitisme si l’intention de tirer profit de la renommée d’autrui est avérée.

B. Cadre juridique du parasitisme en France

  1. La jurisprudence : cas emblématiques et analyses

La jurisprudence française a joué un rôle déterminant dans la définition et la reconnaissance du parasitisme en tant que concept juridique. Plusieurs affaires notables illustrent cette dynamique. Le parasitisme publicitaire est une autre forme de parasitisme dans laquelle une entreprise utilise des éléments publicitaires appartenant à une autre entreprise pour tirer profit de sa notoriété. Cela inclut l’utilisation de formats publicitaires ou de slogans similaires à ceux d’un concurrent, créant ainsi une confusion dans l’esprit des consommateurs.

Dans une affaire récente (CA Paris, 3 avril 2024, n° 21/05018), une société a été condamnée pour avoir utilisé un terme et un format publicitaire similaires à ceux d’un concurrent, créant ainsi un risque de confusion chez les clients. Les juges ont considéré cet usage comme un acte de parasitisme, car l’entreprise fautive profitait de la réputation et des efforts publicitaires de son concurrent sans y avoir contribué.

Élargissement aux Associations et Organismes Publics

Cet élargissement est particulièrement notable dans les affaires où des organismes publics ou des associations ont été reconnus comme victimes de parasitisme. Par exemple, dans une affaire de 2024, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) a remporté un procès contre un laboratoire pharmaceutique qui utilisait ses découvertes sans y avoir contribué financièrement. La Cour d’appel de Paris a jugé que, même en l’absence d’un but lucratif, un organisme public peut engager une action en parasitisme pour protéger ses efforts et ses résultats scientifiques (CA Paris, 29 mars 2024, n° 23/10181).

Cette jurisprudence marque une rupture avec la définition traditionnelle, en admettant que des entités non commerciales peuvent également être protégées contre des actes parasitaires.

Cour d’appel de Paris – 16 octobre 2024 – CHANEL / JONAK

Les éléments constitutifs du parasitisme ont été considérés comme présents dans cette décision qui a fait grand bruit dans le secteur de la mode.

Chanel commercialise depuis de nombreuses années un modèle de chaussures dit « slingback » beige et noire. La société a également décliné la bandoulière « chaine » de son sac 2.55 sur de nombreux accessoires. Elle a considéré que JONAK portait atteinte à ses codes distinctifs et identitaires en commercialisant plusieurs souliers reprenant soit le code couleur beige à bout contrastant noir, soit une chaine entrelacée de cuir.

Chanel a réussi à établir devant la Cour une large connaissance de ses produits en cause par le public et à démontrer la valeur économique individualisée qui justifiait sa réclamation, notamment par le biais d’un sondage sur un panel de 500 femmes, une large exposition dans différents médias depuis de nombreuses années, une revue de presse conséquente, des investissements importants pour promouvoir ces souliers.

La condamnation de Jonak reste toutefois limitée à 150.000 euros au titre du préjudice économique, ce qui n’est sans doute pas en relation avec les investissements engagés et les bénéfices réalisés par Jonak.

  1. Les textes juridiques encadrant la notion de parasitisme

Bien que le parasitisme ne soit pas explicitement défini dans le Code de la propriété intellectuelle français, il est néanmoins encadré par des dispositions relatives à la concurrence déloyale et à la protection des droits de propriété intellectuelle.

Le parasitisme économique est une forme de déloyauté, constitutive d’une faute au sens de l’article 1240 du Code civil, qui consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis est souvent invoqué dans des affaires de parasitisme. Cet article établit le principe de la responsabilité délictuelle, permettant aux victimes de parasitisme de demander réparation pour les préjudices subis.

  • Il appartient à celui qui se prétend victime d’actes de parasitisme d’identifier la valeur économique individualisée qu’il invoque : Le parasitisme implique la preuve d’une valeur économique identifiée et individualisée (Cass. com. 26-6-2024 no 22-17.647 FS-BR, Sté Intersport France c/ Sté Decathlon)
  • ainsi que la volonté d’un tiers de se placer dans son sillage

Celui qui se prétend victime de parasitisme économique doit démontrer l’existence d’une valeur économique identifiée et individualisée, condition préalable pour rechercher la responsabilité civile de celui qui, se plaçant dans son sillage, capte indûment ses efforts. (Cass. com. 26-6-2024 no 23-13.535 FS-BR, Sté Maisons du monde France c/ Sté Auchan e-commerce France ; Cass. com. 26-6-2024 no 22-17.647 FS-BR, Sté Intersport France c/ Sté Decathlon).

Par ailleurs, l’article L. 121-1 du Code de la consommation prohibe les pratiques commerciales trompeuses et déloyales, offrant ainsi une base juridique pour lutter contre des comportements parasitaires. La jurisprudence a également élargi ce cadre, comme en témoigne l’affaire « Société Célio c. Société des Éditions du Cerf » dans laquelle la Cour a affirmé que l’imitation d’un produit emblématique sans accord constituait une atteinte à la loyauté des pratiques commerciales, renforçant ainsi la lutte contre le parasitisme.

II. Les implications du parasitisme sur la propriété intellectuelle

A. Impact sur les droits des créateurs et des entreprises

  1. Les effets du parasitisme sur l’innovation et la créativité

Le parasitisme, en tant que pratique consistant à tirer profit des efforts d’autrui sans en avoir la légitimité, entraîne des répercussions profondes sur le paysage de l’innovation et de la créativité. Dans un contexte économique où l’innovation est souvent le moteur de la croissance, le parasitisme peut entraîner des conséquences délétères sur la capacité des entreprises à innover. L’innovation repose sur la volonté des créateurs et des entreprises d’investir dans la recherche et le développement (R&D). Lorsqu’une entreprise consacre des ressources considérables à la conception d’un produit ou d’un service, elle s’attend légitimement à en récolter les fruits. Cependant, le parasitisme peut réduire cet incitatif. En effet, la possibilité que des concurrents opportunistes imitent les innovations sans avoir à investir dans leur propre recherche peut décourager les entreprises d’explorer de nouvelles avenues créatives. Un exemple pertinent est celui de la société Apple. Dans les années 2000, Apple a lancé l’iPhone, un produit révolutionnaire qui a redéfini le marché des smartphones.

Cependant, le succès de l’iPhone a rapidement attiré l’attention de nombreuses entreprises concurrentes, qui ont commencé à produire des smartphones imitant le design et les fonctionnalités de l’iPhone. Ces imitations, souvent de moindre qualité, ont non seulement sapé les ventes d’Apple, mais ont également créé une confusion dans l’esprit des consommateurs. La réponse d’Apple a été de renforcer ses efforts en matière de protection de la propriété intellectuelle, en multipliant les dépôts de brevets et en engageant des poursuites judiciaires contre les entreprises qui enfreignaient ses droits.

  1. La réaction des créateurs face au parasitisme : stratégies de protection

Face à la menace du parasitisme, les créateurs et les entreprises doivent adopter des stratégies de protection robustes pour défendre leurs droits de propriété intellectuelle. Ces stratégies peuvent prendre plusieurs formes, allant de l’enregistrement de droits à la mise en place de politiques internes visant à prévenir le parasitisme.

Tout d’abord, l’enregistrement des droits de propriété intellectuelle constitue une étape essentielle pour protéger les créations. En France, le droit d’auteur protège automatiquement les œuvres originales dès leur création, mais les créateurs peuvent également choisir d’enregistrer leurs œuvres auprès de l’INPI pour renforcer leur position légale. Par exemple, l’enregistrement d’une marque permet à l’entreprise de revendiquer des droits exclusifs sur celle-ci et de poursuivre en justice quiconque tenterait de l’imiter.

De plus, les entreprises doivent sensibiliser leur personnel à l’importance de la protection de la propriété intellectuelle. Cela peut inclure la formation des employés sur les droits de propriété intellectuelle, la création de procédures pour signaler les cas suspects de parasitisme et l’adoption de politiques internes visant à protéger les secrets commerciaux.

Un exemple illustratif est celui de la société L’Oréal, qui a mis en place des équipes dédiées à la surveillance des contrefaçons et des pratiques parasitaires. En 2018, L’Oréal a engagé des poursuites contre plusieurs entreprises qui commercialisaient des produits de beauté contrefaits, utilisant des emballages similaires à ceux de L’Oréal. La Cour a statué en faveur de L’Oréal, renforçant ainsi l’idée que la protection de la propriété intellectuelle est essentielle pour préserver l’intégrité des marques et des produits.

B. Perspectives d’évolution et enjeux futurs

  1. Vers une évolution législative ? Propositions et débats

Les défis posés par le parasitisme et la contrefaçon ont incité les législateurs à envisager des évolutions législatives pour renforcer la protection de la propriété intellectuelle.

En France, plusieurs propositions ont été avancées pour adapter le cadre juridique aux nouvelles réalités économiques et technologiques. Un débat important concerne l’élargissement de la définition du parasitisme dans le cadre du droit de la concurrence déloyale. Actuellement, le parasitisme est souvent perçu à travers le prisme de la contrefaçon ou de l’imitation déloyale, mais une définition plus large pourrait inclure des pratiques telles que le détournement d’une clientèle ou l’usage abusif d’une réputation sans consentement. Cela pourrait permettre aux entreprises de mieux défendre leurs droits dans un contexte où les frontières entre le légitime et l’illégitime sont de plus en plus floues.

Un autre axe de réflexion pourrait consister à renforcer les sanctions à l’encontre des pratiques parasitaires. Actuellement, les sanctions pour contrefaçon peuvent varier considérablement en fonction de la gravité des actes et de la volonté des tribunaux de protéger les droits des créateurs. Des propositions ont été avancées pour établir un cadre de sanctions minimales afin de dissuader les comportements parasitaires, ce qui pourrait inclure des amendes significatives et des compensations pour les entreprises victimes.

Par ailleurs, le développement des technologies numériques et des plateformes en ligne pose des défis uniques en matière de parasitisme. Les législateurs doivent envisager des solutions pour mieux encadrer les pratiques commerciales sur ces plateformes, notamment en ce qui concerne la responsabilité des intermédiaires. Par exemple, la question de la responsabilité des sites de commerce électronique face à la vente de produits contrefaits ou imitant doit être clarifiée, afin que les créateurs puissent agir contre les plateformes facilitant ces pratiques.

  1. Les défis contemporains : numérique, globalisation et parasitisme

La globalisation et l’essor du numérique ont profondément modifié le paysage commercial, rendant le parasitisme plus répandu et difficile à combattre. Le commerce électronique permet à des entreprises du monde entier de vendre leurs produits sans présence physique sur le marché local, rendant ainsi plus complexe la traçabilité des contrefaçons et des imitations. En conséquence, les entreprises doivent faire face à un environnement où les produits contrefaits peuvent circuler librement, souvent sans que les consommateurs en soient conscients. Un exemple emblématique est celui des plateformes de vente en ligne comme Amazon, où des tiers peuvent vendre des produits qui imitent des marques célèbres.

Les entreprises doivent donc intensifier leurs efforts pour surveiller ces plateformes et protéger leurs droits. Cela peut inclure l’utilisation de technologies de détection de contrefaçon, telles que des algorithmes d’intelligence artificielle capables d’identifier des produits similaires à ceux d’une marque donnée.

De plus, la globalisation a également entraîné des disparités dans les législations nationales concernant la propriété intellectuelle. Alors que certaines régions, comme l’Union européenne, disposent de lois strictes sur la protection de la propriété intellectuelle, d’autres pays peuvent avoir des réglementations plus laxistes, ce qui complique la lutte contre le parasitisme à l’échelle mondiale. Les entreprises doivent donc naviguer dans un environnement juridique complexe et souvent inégal, ce qui peut affaiblir leur capacité à se défendre contre les pratiques parasitaires. La nécessité d’une coopération internationale est plus importante que jamais.

Les accords multilatéraux, tels que l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), offrent un cadre pour harmoniser les protections, mais leur mise en œuvre reste inégale. Les entreprises doivent ainsi plaider pour une meilleure coopération entre les gouvernements afin de renforcer les protections des droits de propriété intellectuelle à l’échelle mondiale.

Enfin, la montée en puissance des start-ups et des entreprises innovantes dans le secteur numérique pose également des défis. Ces entreprises, souvent à la pointe de l’innovation, doivent protéger leurs créations tout en naviguant dans un écosystème complexe où le parasitisme peut rapidement compromettre leurs efforts. Des initiatives telles que les incubateurs d’entreprises et les programmes de mentorat peuvent aider ces start-ups à mieux comprendre leurs droits et à développer des stratégies de protection efficaces.

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Sources :

  1. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 juin 2024, 22-17.647 22-21.497, Publié au bulletin – Légifrance
  2. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 juin 2024, 22-17.647 22-21.497, Publié au bulletin – Légifrance
  3. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 5 janvier 2022, 19-23.701, Inédit – Légifrance
  4. L’arrêt de la Cour de justice du 18 juin 2009 | Cairn.info
  5. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 16 février 2022, 20-13.542, Publié au bulletin – Légifrance
  6. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 20 septembre 2016, 14-25.131, Publié au bulletin – Légifrance
  7. Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 3 juillet 2001, 98-23.236 99-10.406, Publié au bulletin – Légifrance

Un prompt est-il protégeable ?

L’essor des intelligences artificielles génératives, telles que ChatGPT, MidJourney et DALL-E, a profondément transformé les domaines de la créativité, du droit et de l’éthique.
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À la base de ces technologies se trouvent les prompts, qui sont des instructions fournies par les utilisateurs pour guider l’IA dans la création de contenus variés : textes, images, musiques, et plus encore. Ces prompts, à la croisée de l’art et de la technique, soulèvent une interrogation cruciale concernant leur protection au titre du droit d’auteur.

Traditionnellement, le droit d’auteur repose sur deux exigences principales : l’originalité, qui exige que l’œuvre reflète la personnalité de son créateur, et la matérialité, qui stipule que l’œuvre doit être fixée sur un support tangible. Toutefois, les prompts se situent entre deux extrêmes.

D’un côté, on trouve des requêtes très simples, comme « Rédige un poème sur l’hiver », et de l’autre, des formulations plus complexes et stylistiquement riches. Cette dualité engendre un débat : certains considèrent les prompts comme des directives trop sommaires pour bénéficier d’une protection légale, tandis que d’autres les apparentent à des scripts ou des plans qui manifestent une créativité réelle.

Ce questionnement s’inscrit dans un cadre juridique en évolution rapide, souvent en retard par rapport aux avancées technologiques. Par exemple, l’Office américain du droit d’auteur a récemment établi que les œuvres générées par une IA, en l’absence d’intervention humaine tangible, ne peuvent être protégées. Cependant, la question de la protection des prompts demeure floue.


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En Europe, le droit d’auteur dispose qu’il doit y avoir « création intellectuelle propre à l’auteur », ouvrant ainsi une porte à la protection potentielle de certains prompts plus élaborés. Néanmoins, à ce jour, il n’existe pas de jurisprudence claire sur ce sujet. Les implications sont vastes : si les prompts venaient à être protégés, les créateurs pourraient réguler leur utilisation et monétiser leur savoir-faire dans le domaine de la création de contenus.

En revanche, une protection excessive pourrait nuire à l’innovation en restreignant l’accès à des formulations de langage considérées comme publiques. Ce dilemme, entre protection de l’innovation et liberté d’accès à la créativité, illustre les défis que le droit d’auteur doit relever à l’ère du numérique.

I. Les obstacles juridiques à la protection des prompts par le droit d’auteur

A. L’exigence d’originalité : un seuil difficile à atteindre pour les prompts

Le droit d’auteur, qu’il soit continental (Europe) ou de common law (États-Unis), repose sur un critère central : l’originalité. Cette notion, souvent interprétée comme l’« empreinte de la personnalité de l’auteur » CJUE, Arrêt Infopaq, 2009) ), exige que l’œuvre reflète des choix créatifs libres et individualisés. Or, la majorité des prompts, par leur nature concise et fonctionnelle, peinent à satisfaire ce critère.

  1. La simplicité des prompts génériques : Un prompt comme « Peins un paysage montagneux au coucher du soleil » est une instruction basique, dépourvue de singularité.

Il relève davantage d’une idée ou d’un concept que d’une expression artistique structurée. En droit français, les idées sont explicitement exclues de la protection (Article L112-1 CPI), et la jurisprudence a confirmé que des phrases trop brèves ou génériques (ex. slogans publicitaires) ne sont pas protégeables (Cass. Civ. 1ère, 2005, Eva Promotion).

Aux États-Unis, le Copyright Act exige une « créativité minimale » (Feist Publications v. Rural Telephone Service, 1991), un seuil que les prompts courts ne franchissent souvent pas.

  1. La frontière entre idée et expression : Le droit d’auteur ne protège que l’expression concrète d’une idée, non l’idée elle-même (idée-expression dichotomy).

Un prompt comme « Écris une histoire d’amour tragique entre une astronaute et un robot » pourrait être considéré comme une idée narrative, surtout s’il est formulé de manière générique. En revanche, un prompt détaillant des dialogues, des descriptions de personnages et des rebondissements pourrait franchir la barrière de l’expression. Cette distinction est cruciale : si un tribunal juge qu’un prompt ne fait que décrire un concept, il sera irrecevable à la protection.

  1. Comparaison avec les œuvres minimalistes :

Les titres d’œuvres (« Les Misérables »), les noms de produits (« iPhone ») ou les slogans (« Just do it ») sont rarement protégés, sauf s’ils démontrent une originalité exceptionnelle (ex. « Le Silence des Agneaux », protégé en France pour son caractère poétique). Les prompts courts s’apparentent à ces catégories : leur brièveté limite leur capacité à incarner une « création intellectuelle propre » (Directive UE 2019/790).

B. L’absence de fixation claire et la nature éphémère de certains prompts

Le droit d’auteur exige généralement que l’œuvre soit fixée sur un support tangible. Cette exigence varie selon les systèmes juridiques : stricte aux États-Unis (17 U.S.C. § 102), plus flexible en Europe (où les œuvres orales ou improvisées peuvent être protégées si elles sont ultérieurement fixées).

  1. Les prompts non enregistrés ou oraux :

Un prompt donné oralement à une IA (ex. commande vocale à Siri ou Alexa) et non sauvegardé échappe à la protection, car il n’est pas fixé. Même dans les pays où la fixation n’est pas obligatoire (ex. France), l’absence de preuve matérielle rend la revendication de droits quasi impossible. En pratique, cela exclut une grande partie des interactions quotidiennes avec les IA.

  1. Les défis de la preuve d’antériorité :

Même lorsqu’un prompt est écrit, prouver sa paternité et sa date de création est complexe. Contrairement aux œuvres traditionnelles (dépôt chez un notaire, enveloppe Soleau), les prompts circulent souvent dans des espaces numériques non sécurisés.

Des outils comme la blockchain émergent pour timbrer des créations, mais leur usage reste marginal. Sans preuve solide, un créateur ne peut invoquer ses droits face à une copie ou une réutilisation frauduleuse.

  1. Le cas des œuvres éphémères :

La jurisprudence offre quelques parallèles. Par exemple, un discours improvisé est protégé dès lors qu’il est enregistré. De même, une chorégraphie non notée mais filmée peut être couverte par le droit d’auteur. Toutefois, ces exceptions concernent des œuvres a posteriori fixées, alors que de nombreux prompts disparaissent après leur exécution par l’IA, sans trace intentionnelle.

II. Les possibilités de protection : quand le prompt devient une œuvre de l’esprit

A. La qualification des prompts complexes comme œuvres littéraires ou techniques

Certains prompts atteignent un niveau de sophistication tel qu’ils pourraient être requalifiés en œuvres protégeables, sous deux angles principaux : littéraire ou technique.

  1. Les prompts littéraires élaborés :

Un prompt structuré comme un scénario, avec des personnages, des dialogues et des arcs narratifs détaillés, peut être assimilé à une œuvre littéraire. Par exemple : « Rédige un chapitre de roman dans le style de Victor Hugo, décrivant un orage sur Paris en 1830, où un jeune révolutionnaire, blessé, se réfugie dans une église et y rencontre une religieuse aux secrets troublants. Inclure des métaphores liées à la lumière et à l’eau, et un monologue intérieur sur la rédemption. » Ce prompt dépasse l’instruction basique : il inclut des choix stylistiques, des éléments narratifs complexes et une intention artistique.

En droit européen, une telle création pourrait satisfaire l’exigence d’« œuvre de l’esprit » (CJUE, Painer, 2011), car il reflète une individualisation manifeste.

  1. Les prompts techniques comme logiciels ou bases de données :

Certains prompts s’apparentent à des algorithmes ou des scripts, notamment lorsqu’ils utilisent des structures conditionnelles (« Si l’utilisateur mentionne X, alors génère Y ; sinon, utilise Z »). Aux États-Unis, les codes informatiques sont protégés par le droit d’auteur (17 U.S.C. § 101), et un prompt complexe pourrait être vu comme un « code naturel » (instructions en langage courant mais structurées logiquement).

De même, en Europe, une suite organisée de prompts guidant une IA pas à pas pourrait être qualifiée de base de données protégeable (Directive 96/9/CE), si elle reflète un investissement substantiel.

B. L’interprétation variable selon les juridictions et les cas d’usage

La protection des prompts dépend largement du cadre juridique et de l’intention derrière leur création.

  1. États-Unis vs. Europe : deux approches contrastées :

– Aux États-Unis, le fair use (usage équitable) et la doctrine des scènes à faire (éléments indispensables à un genre) limitent la protection des œuvres minimalistes. Un prompt comme « Décris une bataille spatiale entre vaisseaux aliens » pourrait être considéré comme trop générique pour être protégé, car relevant d’idées communes.

En Europe, la protection est plus large : tout élément reflétant une « création intellectuelle propre » est éligible (CJUE, Football Dataco, 2012).

Un prompt détaillé intégrant des références culturelles précises (ex. « Peins une scène inspirée de la mythologie grecque, où Athéna discute avec un robot, dans un style cubiste ») pourrait être protégé, car il combine originalité et fixation.

  1. L’intention créative comme critère clé :

Les tribunaux pourraient distinguer les prompts utilitaires (ex. « Génère un résumé de cet article ») des prompts artistiques (ex. « Écris un poème en alexandrins sur la mélancolie des robots amoureux »). Dans le second cas, l’intention de créer une œuvre expressive est évidente, renforçant la revendication de droits. Cette distinction existe déjà en droit français, où les œuvres « utilitaires » (ex. manuels techniques) sont protégées, mais sous un régime parfois différent des œuvres artistiques.

  1. Jurisprudences pionnières et dépôts de copyright :

Bien qu’encore rares, des cas émergent. En 2023, l’Office américain du droit d’auteur (USCO) a refusé la protection d’une image générée par MidJourney, mais a laissé ouverte la possibilité de protéger le prompt si celui-ci est suffisamment créatif.

Parallèlement, des plateformes comme PromptBase commercialisent des prompts élaborés, invitant à une reconnaissance implicite de leur valeur juridique. À terme, un litige opposant un créateur de prompts à un utilisateur les copiant massivement pourrait clarifier le paysage.

La protection des prompts sous le droit d’auteur repose sur un équilibre délicat :

– Pour les obstacles : La nature fonctionnelle, la brièveté et les défis de fixation rendent la protection difficile pour la majorité des prompts.

– Pour les possibilités : Les prompts complexes, combinant créativité littéraire ou technique, pourraient franchir les seuils juridiques, surtout dans des systèmes ouverts comme l’Europe.

Cette dualité reflète un débat plus large sur la place de l’humain dans la création assistée par IA. Si le droit évolue vers une reconnaissance accrue des prompts créatifs, cela pourrait redéfinir les notions d’auteur, d’originalité et de collaboration homme-machine.

À l’inverse, un refus catégorique de protection risquerait de décourager l’innovation, en privant les créateurs de moyens de contrôler leurs contributions immatérielles mais essentielles.

Pour lire une version plus complète de cet article sur la protection des prompts par le droit d’auteur, cliquez

Sources :

  1. https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=118441&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=2103769
  2. Directive – 2019/790 – EN – directive droit d’auteur – EUR-Lex
  3. Droit d’auteur et oeuvres orales – Frédéric Lejeune
  4. https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=82078&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=2122067
  5. https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=124197&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=2130197

Les enjeux du « Typosquatting » : protection des marques et défis juridiques en France.

Dans l’arène virtuelle où chaque caractère tapé au clavier devient une frontière marchande, une guerre silencieuse oppose les géants économiques à des pirates de l’orthographe.
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Le *typosquatting*, pratique aussi ingénieuse que sournoise, transforme les fautes de frappe en pièges numériques, érigeant les erreurs humaines en monnaie d’échange frauduleuse. Ce bras de fer entre innovation malveillante et défense des droits s’incarne dans une décision judiciaire française récente devenue symbole des paradoxes de l’ère internet.

L’affaire Groupama vs M. X., arbitrée en octobre 2024, ne se résume pas à un simple conflit sur des noms de domaine : elle révèle la métamorphose des stratégies d’appropriation symbolique à l’ère digitale. Imaginez un puzzle où 39 variations d’une marque centenaire – *Broupama*, *Froupama* – deviennent les pièces maîtresses d’un hold-up juridique.

Derrière ces anagrammes se cachent des enjeux colossaux : comment protéger l’identité numérique d’une entreprise quand son nom peut être démultiplié à l’infini par un simple jeu de lettres ? Le droit français, conçu pour un monde de panneaux publicitaires et d’enseignes physiques, se trouve ici confronté à un défi quantique.


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Les tribunaux doivent désormais apprécier non seulement la similarité visuelle entre des signes, mais aussi les intentions cryptées derrière des algorithmes de redirection ou l’exploitation prédatrice de l’inattention des internautes. Cette affaire soulève une question vertigineuse : jusqu’où s’étend le territoire juridique d’une marque dans l’espace infini des combinaisons typographiques ?

Paradoxalement, ce litige met en lumière l’impuissance relative du droit face à une économie de la prédation numérique. Alors que Groupama réclamait 25 000 € de réparation, le tribunal n’a accordé que 4 000 €, reconnaissant implicitement que la valeur d’un risque virtuel reste difficile à quantifier. Ce déséquilibre souligne une réalité troublante : les outils juridiques actuels ressemblent à des boucliers médiévaux face à des cyberattaques en haute fréquence.

Ce jugement historique fonctionne comme un révélateur des tensions entre deux philosophies du web : d’un côté, un internet perçu comme bien commun où la créativité nominative serait libre ; de l’autre, un espace marchandisé où chaque combinaison de caractères relève d’une stratégie capitalistique.

En ordonnant le transfert des noms de domaine sans octroyer de forte indemnisation, la justice française esquisse une troisième voie – ni purement répressive, ni permissivité naïve. À travers ce prisme, l’affaire Groupama dépasse le cadre technique du droit des marques : elle interroge notre rapport collectif à l’identité numérique à l’heure où un simple « glitch » typographique peut faire vaciller des décennies de réputation. Le verdict du 9 octobre 2024 ne clôt pas un simple litige commercial – il écrit une page cruciale du droit des sociétés algorithmiques, là où le code informatique et le code juridique s’affrontent en duel sémantique.

 

I. La reconnaissance juridique de la contrefaçon de marques renommées

A. La démonstration de la renommée des marques Groupama

La reconnaissance de la renommée d’une marque constitue un préalable essentiel à sa protection élargie contre les usages parasitaires ou contrefaisants. Dans cette affaire, Groupama a dû prouver que ses marques « Groupama » bénéficiaient d’une notoriété suffisante pour justifier une protection au-delà des seuls produits et services identiques ou similaires à ceux couverts par ses enregistrements.

  1. Les critères juridiques de la renommée

Le tribunal s’est appuyé sur une combinaison de critères issus du droit européen et français (article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle et article 9 du règlement CE 40/94). La renommée se définit comme la connaissance de la marque par une « fraction significative du public concerné », associée à un « pouvoir d’attraction propre » indépendant des produits ou services désignés. Cette définition implique une analyse multifactorielle :

– L’ancienneté et la continuité d’utilisation : Groupama a souligné l’usage de ses marques depuis 1988 pour la marque verbale française, et même depuis 1986 sous des signes antérieurs similaires. Cette antériorité démontre une implantation durable dans le paysage économique.

– Le succès commercial et l’étendue géographique : En tant que mutuelle d’assurance agricole devenue un groupe financier majeur, Groupama dispose d’un réseau national et international, avec des services couvrant l’assurance, la banque et l’immobilier.

– Les investissements publicitaires et la présence médiatique : Bien que non chiffrés dans la décision, le tribunal a pris acte de la notoriété spontanée (7ᵉ rang en France selon le sondage Ipsos) et assistée (4ᵉ rang) de Groupama dans le secteur de l’assurance.

– La reconnaissance juridique antérieure : La décision de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) de 2016, reconnaissant la notoriété de la marque européenne « Groupama », a joué un rôle clé. Ce précédent administratif a servi de preuve objective, renforçant la crédibilité des allégations de Groupama.

  1. L’apport des preuves matérielles et testimoniales

Groupama a combiné des éléments qualitatifs et quantitatifs :

– Le sondage Ipsos d’octobre 2023 : Ce document a permis de mesurer la notoriété actuelle de la marque auprès du public français. Le classement parmi les premiers assureurs nationaux a convaincu le tribunal de l’ancrage de « Groupama » dans l’esprit des consommateurs.

Les décisions antérieures : La référence à la jurisprudence de la CJUE (affaire *Pago International*, 2009) et du Tribunal de l’Union européenne (affaire *Spa Monopole*, 2015) a permis de rappeler que la renommée peut être établie même en l’absence de preuves cumulatives, pourvu qu’une appréciation globale soit réalisée.

– L’usage sous forme de marques composites : Le tribunal a admis que l’utilisation de « Groupama » comme élément central d’autres marques enregistrées (ex. « Groupama Assurances ») renforce sa perception comme un signe distinctif autonome.

  1. Le public concerné et l’étendue géographique

Le tribunal a retenu que la renommée s’adressait à un public large, incluant non seulement les clients directs (assurés, épargnants), mais aussi les professionnels du secteur (agents, courtiers). L’étendue géographique couvrait au moins la France et les pays de l’Union européenne, compte tenu des marques européennes et internationales déposées.

B. La caractérisation de l’atteinte par les noms de domaine litigieux

L’enjeu central résidait dans la démonstration que les noms de domaine enregistrés par M. X. portaient atteinte à la renommée des marques « Groupama », en créant un « lien » dans l’esprit du public, même en l’absence de confusion directe.

  1. La similitude visuelle, phonétique et conceptuelle

Le tribunal a analysé chaque nom de domaine pour établir une similitude suffisante avec les marques « Groupama » :

– Variations par ajout, suppression ou substitution de lettres : – Exemple 1 : « broupama.fr » (remplacement du « G » par un « B ») ; – Exemple 2 : « groypama.fr » (insertion d’un « Y ») ; – Exemple 3 : « groupamaa.fr » (doublement du « A » final). Ces altérations, bien que mineures, reproduisent la structure sonore (« Groupama ») et visuelle (longueur, police) du signe original.

– Typo-squatting et erreurs de frappe courantes : Le tribunal a relevé que les variations correspondaient à des fautes de saisie probables (ex. « gorupama.fr » pour « groupama.fr »), une pratique qualifiée de « typosquatting ». Cette stratégie exploite les habitudes des internautes et vise à capter le trafic destiné à la marque légitime.

  1. L’intention malveillante et l’exploitation parasitaire

La mauvaise foi de M. X. a été déduite de plusieurs éléments :

– L’enregistrement massif et simultané : Les 39 noms de domaine ont été réservés le même jour, ce qui démontre une stratégie préméditée. –

L’exploitation technique des domaines : – Chaque domaine renvoyait vers une page OVH générique, mais activait une adresse e-mail associée (ex. « contact@broupama.fr »). Cette configuration permettait à M. X. d’intercepter des courriels destinés à Groupama, créant un risque de phishing ou d’usurpation d’identité.

– La redirection DNS activée prouvait une volonté d’utiliser les domaines à des fins commerciales ou frauduleuses. –

L’absence de droit ou de lien légitime : M. X., résidant en Suisse et actif dans le marketing, n’a pu justifier d’un intérêt légitime à utiliser des signes similaires à « Groupama ».

  1. Le risque de dilution et d’avilissement de la marque

Le tribunal a retenu que l’usage des domaines litigieux portait préjudice à la renommée de Groupama en :

– Affaiblissant le caractère distinctif : La multiplication de signes similaires brouille l’identification unique de la marque.

– Créant un risque d’association négative : Si M. X. avait utilisé les domaines pour des activités illicites (ex. escroqueries), cela aurait entaché l’image de Groupama.

 

II. Les conséquences juridiques et les limites de la réparation du préjudice

A. Les mesures correctives : transfert des domaines et indemnisation forfaitaire

  1. Le transfert des noms de domaine : une mesure prophylactique

Le tribunal a ordonné le transfert des 39 domaines à Groupama, en application de l’article L. 716-4-11 du CPI. Cette décision s’inscrit dans une logique de prévention :

– Éviter une exploitation future : Même inactifs, les domaines représentaient un risque potentiel. Leur transfert neutralise définitivement la menace.

– Reconnaissance de la titularité légitime : Groupama, en tant que titulaire des marques, est jugé seule habilité à exploiter les signes « Groupama » sous forme de noms de domaine.

  1. L’indemnisation forfaitaire : entre symbolisme et réalité économique

Le tribunal a alloué 4 000 € à Groupama pour « avilissement de la marque », bien en deçà des 25 000 € demandés. Cette modération s’explique par :

– L’absence de preuve d’un préjudice économique direct : Groupama n’a pas démontré de perte de clientèle ou de coûts engagés pour contrer les domaines.

– La nature préventive des mesures : Le blocage rapide des domaines (dès novembre 2023) a limité leur impact effectif.

– La jurisprudence sur la réparation forfaitaire : Les juges privilégient souvent des montants modérés en l’absence d’exploitation commerciale avérée

 B. Le rejet de certaines demandes et les enseignements procéduraux

  1. Le refus de publication du jugement : une question de proportionnalité Groupama demandait la publication du jugement dans trois médias, mais le tribunal a rejeté cette demande au motif que :

– La réparation était déjà suffisante : Le transfert des domaines et l’indemnisation forfaitaire compensaient le préjudice moral.

– L’absence de nécessité publique : Aucun risque de récidive ou d’atteinte à l’ordre public n’était établi.

  1. Les frais de procédure et l’équité de l’article 700 CPC Malgré l’absence de M. X., le tribunal a fixé les frais à 4 000 € (au lieu des 10 000 € demandés), en tenant compte :

– La situation économique du défendeur : Résidant en Suisse, M. X. n’a pas présenté de ressources, incitant le juge à modérer la somme.

– Les principes d’équité : L’article 700 CPC exige une balance entre les frais exposés (honoraires d’avocats, expertise) et la gravité des faits.

  1. Les enseignements stratégiques pour les titulaires de marques
  2. La nécessité d’une veille active : Groupama a su réagir rapidement (délai de deux mois entre la découverte des domaines et la requête en référé), limitant les dommages.
  3. L’importance des preuves de notoriété : Les sondages et décisions antérieures ont été décisifs pour établir la renommée.
  4. Les limites de la réparation financière : En l’absence d’exploitation effective, les tribunaux privilégient des mesures correctives (transfert) plutôt que des indemnités élevées.

Cette décision illustre la rigueur avec laquelle les tribunaux français protègent les marques renommées contre le typosquatting, tout en encadrant strictement la réparation du préjudice. Elle rappelle l’importance pour les entreprises de constituer un dossier solide prouvant la notoriété et d’agir rapidement pour neutraliser les atteintes en ligne. Cependant, la modération des dommages et intérêts soulève des questions sur l’effet dissuasif réel des condamnations dans les affaires de contrefaçon purement préventive.

Sources :

  1. Legalis | L’actualité du droit des nouvelles technologies | Tribunal judiciaire de Paris, jugement du 9 octobre 2024
  2. Article L713-3 – Code de la propriété intellectuelle – Légifrance
  3. Règlement – 40/94 – EN – EUR-Lex
  4. https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=5030D5F4AB4F828A190EFB0D6047383F?text=&docid=73511&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=16237022