5 Juil 2025
Protection des marques renommées vs. liberté artistique : L’affaire Rolex c/ Johann Perathoner et les limites de la création contemporaine
Dans un monde où les marques transcendantes – Nike, Coca-Cola, Louis Vuitton ou Apple – façonnent non seulement les marchés économiques, mais aussi l’imaginaire collectif, la question de leur protection juridique face à l’expression artistique soulève des enjeux complexes.
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D’un côté, les détenteurs de ces marques renommées invoquent la nécessité de protéger leur réputation, leur identité visuelle, et leur valeur économique contre toute utilisation non autorisée, y compris dans des œuvres d’art.
De l’autre, les artistes défendent leur droit inaliénable à la liberté créative, arguant que leur travail, qu’il soit critique, parodique ou simplement inspiré par la culture populaire, participe à un dialogue essentiel avec la société. Ce conflit, situé à l’intersection du droit de la propriété intellectuelle, de la liberté d’expression et de la culture, interroge les limites de la propriété privée dans un espace public de plus en plus saturé de symboles commerciaux.
L’essor des marques comme icônes culturelles. Les marques renommées ne sont plus de simples signes distinctifs de produits ou de services : elles incarnent des récits, des aspirations, et parfois même des valeurs universelles. Leur puissance symbolique est telle qu’elles se confondent avec l’art, le cinéma, la musique ou la mode, devenant des éléments incontournables du paysage culturel. Cette omniprésence, renforcée par la mondialisation et les réseaux sociaux, fait d’elles des cibles privilégiées pour les artistes, qui les utilisent pour refléter, critiquer ou célébrer la société de consommation.
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Cependant, cette pratique expose les créateurs à des risques juridiques majeurs. Les lois sur les marques, conçues pour éviter la confusion des consommateurs et l’exploitation déloyale, sont désormais invoquées pour contester des œuvres perçues comme menaçant l’intégrité ou la « dilution » de l’image de la marque.
La liberté artistique : un pilier démocratique sous pression. La liberté artistique, protégée par des instruments juridiques internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme ou la Convention européenne des droits de l’homme, est souvent présentée comme un droit fondamental permettant de questionner les normes, y compris celles imposées par le capitalisme.
Des artistes comme Andy Warhol, qui a transformé des boîtes de soupe Campbell en icônes pop, ou Banksy, dont les œuvres détournent des logos pour dénoncer le consumérisme, illustrent cette tradition subversive.
L’affaire opposant les sociétés Rolex à l’artiste Johann Perathoner, jugée par le tribunal judiciaire de Paris en avril 2025, illustre parfaitement cette tension. Les sociétés Rolex, titulaires de marques emblématiques dans l’univers horloger de luxe, ont engagé des poursuites contre l’artiste pour contrefaçon et parasitisme, l’accusant d’avoir exploité illégalement leurs signes distinctifs (dont le logo à la couronne et la marque « Yatch-Master ») dans un clip promotionnel, sur les réseaux sociaux et sur des produits dérivés.
Pourtant, à l’ère numérique, où une œuvre peut devenir virale en quelques heures, les entreprises redoutent que l’utilisation non contrôlée de leurs marques n’entraîne une perte de contrôle narrative, voire une atteinte à leur réputation. Les litiges se multiplient, opposant des géants corporatifs à des créateurs indépendants, soulevant une question cruciale : jusqu’où une marque peut-elle restreindre l’expression artistique au nom de sa protection ?
Un champ de bataille juridique et éthique. Les tribunaux, notamment aux États-Unis et en Europe, sont régulièrement saisis de ces dilemmes. Des affaires emblématiques, comme *Louis Vuitton contre Nadia Plesner* (2011), où la maison de luxe a poursuivi une artiste pour avoir représenté un sac de la marque dans une peinture dénonçant l’indifférence face aux crises humanitaires, ou *Campbell Soup contre Warhol* (1964), devenue un référentiel sur le *fair use*, montrent la difficulté à tracer une ligne claire entre protection et censure.
Les juges doivent naviguer entre des principes contradictoires : le droit des marques, qui sanctionne l’utilisation non consentie dans un contexte commercial ou diffamatoire, et l’exception artistique, qui autorise le détournement à des fins critiques ou parodiques.
En Europe, la directive sur les marques (2015) reconnaît explicitement la « liberté d’expression créatrice » comme limite aux droits des titulaires, tandis qu’aux États-Unis, le *First Amendment* et la doctrine du *fair use* offrent un bouclier aux artistes, sous certaines conditions.
Les implications sociétales d’un équilibre fragile. Au-delà des considérations juridiques, ce débat reflète une tension plus profonde entre deux visions de la culture : l’une, où les symboles commerciaux sont sacralisés comme des biens privés intouchables, et l’autre, où ils sont perçus comme des matériaux bruts appartenant au domaine public de la création. Les partisans d’une protection stricte des marques soulignent les investissements colossaux consentis pour bâtir leur notoriété et les risques de dilution ou de « tarnishment » (avilissement) si des usages non contrôlés se généralisent.
À l’inverse, les défenseurs de la liberté artistique alertent contre une privatisation silencieuse de la culture, où toute référence à une marque serait soumise à l’autorisation préalable de son propriétaire, menaçant ainsi la diversité et la vitalité de l’art contemporain. Vers une coexistence pacifique ? L’évolution récente du droit et des pratiques suggère des pistes de conciliation. Certaines marques collaborent avec des artistes pour intégrer leur critique dans une démarche marketing (le « artwashing »), tandis que des tribunaux privilégient une analyse contextuelle, examinant si l’œuvre ajoute une valeur transformative ou se contente de reproduire la marque à des fins commerciales. Par ailleurs, les législateurs pourraient clarifier les exceptions artistiques, en s’inspirant par exemple du droit d’auteur, qui tolère la parodie sans accord préalable. Néanmoins, dans un contexte où le pouvoir des multinationales rivalise avec celui des États, et où l’art reste un vecteur de résistance, ce dialogue – ou ce combat – entre marques et créateurs semble appelé à se prolonger, reflétant les contradictions d’une époque tiraillée entre consumérisme et quête de sens.
Cette introduction explore ainsi les multiples facettes d’un débat qui dépasse les tribunaux pour toucher à l’essence même de la culture et de la démocratie. Elle pose les bases d’une réflexion sur la manière dont les sociétés contemporaines peuvent honorer à la fois l’innovation économique et la liberté créatrice, sans sacrifier l’une à l’autel de l’autre.
I. La qualification juridique des actes de Johann Perathoner : entre contrefaçon et parasitisme
A- Les critères retenus pour établir la contrefaçon de marques renommées
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L’usage non autorisé des signes distinctifs dans un contexte commercial
Le tribunal a souligné que l’utilisation des marques Rolex par Johann Perathoner, notamment le logo à la couronne et la dénomination « Yatch-Master », dépassait le cadre de l’expression artistique pour s’inscrire dans une logique d’exploitation économique.
Selon l’article L.713-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), la contrefaçon de marque suppose la reproduction, l’imitation ou l’utilisation d’un signe identique ou similaire pour des produits ou services identiques ou connexes, sans autorisation.
Le juge a relevé que l’artiste avait reproduit à l’identique les marques Rolex dans son clip promotionnel et sur les réseaux sociaux, sans altération ni détournement manifeste.
Par ailleurs, le tribunal a considéré que la diffusion de ces contenus sur des plateformes comme Instagram et YouTube, où Perathoner disposait de partenariats publicitaires et vendait des œuvres dérivées (affiches, vêtements), constituait une exploitation commerciale.
La présence de liens vers des boutiques en ligne dans les descriptions des vidéos a renforcé cette qualification, car elle démontrait une intention de générer des revenus en capitalisant sur l’image de luxe associée à Rolex.
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La renommée des marques Rolex et leur influence distincte
Pour établir la contrefaçon d’une marque renommée, le droit français (article L.713-5 CPI) exige que l’usage non autorisé porte atteinte au caractère distinctif ou à la réputation de la marque. Les sociétés Rolex ont produit des études de marché, des rapports financiers et des témoignages d’experts pour prouver que leurs marques bénéficiaient d’une notoriété mondiale, transcendant le secteur horloger pour incarner un symbole de statut social. Le tribunal a retenu que le logo à la couronne et le nom « Yatch-Master » étaient immédiatement associés à Rolex par le public pertinent, notamment les consommateurs de produits de luxe.
L’artiste, en intégrant ces éléments dans ses créations sans les transformer, a exploité leur pouvoir d’attraction pour valoriser son propre travail. Cette utilisation parasitique risquait, selon le juge, d’affaiblir l’exclusivité des marques Rolex en banalisant leur présence dans des contextes non contrôlés (ex. : œuvres satiriques ou low-cost).
B- Le parasitisme économique : exploitation déloyale de la notoriété
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Stratégie d’auto-promotion via les réseaux sociaux et le clip
Le parasitisme, défini par la jurisprudence comme l’appropriation indue de la notoriété d’autrui à des fins lucratives, a été retenu en complément de la contrefaçon. Le tribunal a analysé le clip promotionnel de Perathoner comme un outil marketing sophistiqué, où les marques Rolex étaient mises en avant pour attirer l’attention d’un public cible similaire à celui de la marque (amateurs de luxe, collectionneurs).
Les éléments suivants ont été déterminants :
– La mise en scène de montres Rolex dans des contextes glamour (yachts, soirées VIP), reprenant les codes esthétiques des campagnes publicitaires officielles de la marque.
– L’utilisation de hashtags tels que #LuxuryArt ou #RolexInspiration, créant un lien sémantique entre les œuvres de l’artiste et la marque.
– La monétisation des vidéos via des partenariats avec des influenceurs et des placements de produits tiers.
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L’absence de valeur ajoutée artistique justificative
Bien que Perathoner ait invoqué le mouvement pop art (ex. : Warhol, Koons) pour légitimer son approche, le tribunal a estimé que son travail manquait de dimension critique ou transformative. Contrairement à des œuvres comme *Campbell’s Soup Cans* de Warhol, qui questionnent la société de consommation, les créations de Perathoner se contentaient de reproduire les marques sans les réinterpréter.
Le juge a souligné que :
– Les montres Rolex étaient représentées de manière réaliste, sans déformation, ironie ou message sous-jacent.
– L’artiste n’avait pas fourni de manifeste ou d’explication contextuelle démontrant une intention artistique profonde.
– La commercialisation d’objets portant le terme « Yatch-Master » (ex. : sweatshirts) renforçait l’impression d’une exploitation opportuniste, non d’une démarche créative.
II. La confrontation entre droit des marques et liberté d’expression artistique
A- Les limites de la liberté artistique face aux impératifs de loyauté commerciale
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L’ambiguïté des réseaux sociaux : entre création et promotion
Le tribunal a reconnu que les plateformes numériques constituent un espace hybride, où l’art et le marketing coexistent. Cependant, il a refusé d’accorder une immunité générale aux œuvres diffusées en ligne.
En analysant le compte Instagram de Perathoner, le juge a noté que :
– Les publications ciblaient délibérément des hashtags liés au luxe (#WatchLovers, #HighEnd), visant à capter l’audience de Rolex.
– Les stories et posts éphémères intégraient des appels à l’action (« Découvrez ma collection inspirée de Rolex »), assimilables à de la publicité. Cette stratégie a conduit le tribunal à qualifier les réseaux sociaux de « vitrine commerciale déguisée », où la frontière entre art et exploitation économique devient floue.
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L’interprétation restrictive de l’exception artistique
En droit européen (Directive 2015/2436), l’exception pour usage artistique est limitée aux cas où l’œuvre apporte une contribution critique, parodique ou éducative.
Le tribunal a suivi cette ligne en citant l’arrêt *CJUE, Deckmyn c/ Vandersteen* (2014), qui exige une « altération perceptible » du signe original.
Dans cette affaire :
– L’absence de détournement manifeste (ex. : pas de dérision, pas de message politique) a invalidé la défense de Perathoner.
– Le juge a rappelé que la liberté d’expression ne protège pas les utilisations purement décoratives ou opportunistes de marques, surtout lorsqu’elles génèrent un profit.
B- Les implications pour la création contemporaine et le marché de l’art
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Risques de censure indirecte et impact sur le pop art
La décision suscite des craintes chez les artistes contemporains, dont beaucoup s’inspirent de marques pour critiquer le capitalisme ou la consumer culture. Des collectifs d’artistes ont argué que le jugement crée un précédent dangereux, obligeant les créateurs à négocier des licences coûteuses ou à s’autocensurer.
Cependant, le tribunal a nuancé sa position en précisant que :
– Les œuvres explicitement critiques ou parodiques restent protégées (ex. : Banksy détournant des logos pour dénoncer la surconsommation).
– Le contexte de diffusion est clé : une installation muséale serait moins risquée qu’une vente en ligne de produits dérivés.
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Vers un cadre juridique clarifié pour les usages transformatifs
Pour éviter des litiges futurs, des juristes proposent :
– Des guidelines européennes distinguant l’art « transformatif » (protégé) de l’exploitation commerciale (sanctionnable).
– Un système de licences simplifiées pour les artistes, leur permettant d’utiliser des marques contre une redevance symbolique, sous réserve de respecter des critères créatifs.
– Une reconnaissance accrue du fair use dans le droit continental, inspirée du modèle américain, où l’usage parodique ou commentarial est plus largement accepté.
L’affaire Rolex c/ Perathoner illustre les défis posés par l’évolution des pratiques artistiques à l’ère numérique. Si le tribunal a légitimement protégé les intérêts économiques des titulaires de marques, il ouvre aussi un débat sur la nécessité d’adapter le droit à la réalité des créations hybrides (art/commerce). Un équilibre subtil devra être trouvé entre la lutte contre le parasitisme et la préservation d’un espace de liberté indispensable à l’innovation culturelle.
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Sources :
- Rolex c/ Johann Perathoner : marque renommée c/ liberté d’expression artistique – LE MONDE DU DROIT – Le magazine des professionnels du droit
- Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 mars 2025, 23-13.589, Publié au bulletin – Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 4 novembre 2020, 16-28.281, Publié au bulletin – Légifrance
- Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 26 juin 2024, 22-17.647 22-21.497, Publié au bulletin – Légifrance